
Le geste et la parole
Mon père me dit qu’à la radio c’est toujours les intellos qu’on entend pinailler ou se bouffer le nez. Je lui réponds que c’est un peu normal qu’on entende que des intellos causer à la radio parce que c’est déjà un peu leur territoire, leur propriété. Pour le reste, le pinaillage et la joute verbale, il est vrai que les propos ne semblent pas favoriser les rapprochements, pas autant que les gestes en tous cas.
Le mec qui occupe un atelier derrière chez moi, où parait-il, il fabrique des jouets de bois, a arrêté de me dire bonjour du bout des lèvres depuis qu’il ma vu couper une grande planche dans la cours, sur deux tabourets bancals, avec une rallonge composée d’une dizaine de multiprises pour brancher la scie circulaire à partir de chez moi, au 3ème. Maintenant quand je change une roue de vélo, il vient même me donner des conseils.
De même, mon père m’assure que sur le parking de Brico-dépôt si tu découpes ton placo pour le charger plus facilement et accessoirement moins pourrir ton chantier, t’auras toujours des mecs pour te proposer de l’aide parce qu’ils pensent que t’arrives pas à porter tes panneaux.
Bon, sans doute, tout le monde a pu remarquer cette facilité collective du geste et la difficulté qui pointe quand la parole s’en mêle. Pour cette raison, d’ailleurs, mon père et moi, depuis assez longtemps, ne pouvons plus parler ensemble à table, à moins d’une sérieuse envie de conflit mais dès que nous nous déplaçons sur le terrain du travail, où je passe une petite semaine à bosser sur un de ses chantiers en cours, par ci, par là, ou qu’il me seconde sur une expo, l’entente est parfaite.
Il se peut que le nombre de combinaisons de mots possibles pour traduire une quantité de pensées peut-être plus grandes encore favorisent la discorde mieux que ne pourrons jamais le faire la variété, plus fiable, plus stable, des gestes mais encore que sollicité par la précision nécessaire à certains gestes, le langage se simplifie au moment d’un travail manuel, et passe même au plan, non pas secondaire, mais du lien, celui qu’il faut peut-être conserver, maintenir entre deux corps qui coupent, tapent, gâchent, percent, … pour ne pas faire juste office de machine, rester humain, animal parlant, dans le travail ?
Ce que le langage garantirait alors serait juste lui-même, se célébrer comme possibilité des êtres à l’endroit où il serait plus efficace, en termes de rendement, de s’en passer : "arrête de parler, travail…" le langage comme instrument mesuré, approprié, au « mauvais » endroit.
La beauté du geste est peut-être bien aussi celle d’un mouvement autre, qu’on fait en pensant à autre chose, en parlant d’un truc autre, une pensée qui accompagne, qui travaille donc aussi comme les bruits des autres « faires », qui s’impose comme les autres ?
Ma fille ajoute sur son grand-père "Quand on fait ce qu’il aime tout va bien" : quand on entre dans le territoire où les gestes sont répertoriés, moins sujets à l’humeur et plus guidés par un savoir faire que ne le sont la pensée, l’affect, les convictions ou les intuitions, quand mon père se retrouve sur son terrain de valeurs reconnues, alors la tension s’estompe et la détermination - toujours vide en matière de polémique - se reprend : celle du travail et de sa rétribution.
Peut-être alors c’est la perte d’énergie du langage de table, dont mon père pourtant raffole, son objectif vide, dans lequel malgré tout il s’engage à fond, qui le fatigue finalement pour le faire basculer dans la négation généralisée de tout, quand se confondent la technique de soi de la prévision du pire et une décomposition du sujet dans la folie de voir le pire prospérer en tout. Illusion dominante écartant tous jugements mesurés ou respectables.
Reste la partie de carte du soir réunissant, des gestes encore, des personnes et des paroles comme sorties mais aussi support d’un dédoublement du jeu - jouer « à la parlante » pour dire qu’on ne joue pas « à la parlante » - reste aussi le seul air que mon père chanta sur ce chantier, une chanson de la radio sans doute récente, avec pour refrain « Pour la beauté du geeeeeeest-eeeuuuu ».
J’essaye de lui parler du partage du sensible, mais ça passe pas non plus…
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